Fukushima

Le billet de Claire

J’aimerais vous faire partager mon émotion à la lecture du livre de Michaël Ferrier, professeur de littérature à Tokyo : Fukushima, Récit d’un désastre, paru chez Gallimard Folio.

Le 11 mars 2011, l’épouvante s’empare du Japon. En trois jours se succèdent un séisme de 9 sur l’échelle de Richter, un tsunami dévastateur et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima. La frayeur est à son comble ce matin-là chez Michaël et Jun, son épouse japonaise.
Ils se réfugient sous la table du salon, trois minutes d’enfer suivent où le monde s’écroule, la terre se déchaîne.
Les jours suivants, les répliques se succèdent par dizaines.
La peur dominée, le couple décide de rester au Japon, tandis que les étrangers, coopérants français en tête, s’enfuient du pays.
Michaël et Jun veulent témoigner et porter secours aux innombrables victimes dans le nord et l’est du pays.
Tokyo, la capitale, est dans le chaos, plus de transports, plus de communications ; les médias vomissent un flot continu de nouvelles alarmantes. L’empereur sort de sa réserve pour s’exprimer : « II faut supporter l’insupportable. » C’est dire si la situation est grave.

Michaël et Jun remplissent leur camionnette de médicaments et d’objets de première nécessité : direction la région de Tohoru et Mina-Misomo où une vague de 40 mètres de haut a tout submergé, laissant les survivants ahuris patauger dans une boue gluante, malodorante, remplie de débris de voitures, d’immeubles, de bateaux emportés jusqu’à 5 kilomètres à l’intérieur des terres.
Ils rencontrent des hommes et des femmes errant à la recherche d’un parent, d’un ami, d’une photo, souvenir de ce qu’était leur vie.
Le regard humain ne comprend plus le paysage, le gris de la boue du tsunami s’est insinué jusque dans les corps. Lutte dérisoire des humains vaincus par la nature en furie, dans le froid et le dénuement total ils sont là ces Japonais héros qui résistent pour que la vie reparte.
Forts et stoïques, on ne compte aucune rapine ni vol, mais on lit la détermination dans tous les regards.
Le voyage de Michaël et Jun se poursuit vers la zone interdite de Fukushima (île de la fortune), la plus belle région du Japon pour ses paysages d’estampes et ses cerisiers en fleur, nous sommes en avril.
Des vagues de 15 mètres de haut ont frappé la centrale, le personnel ne maîtrisant plus rien a fui l’explosion imminente.
Désormais l’innommable, un mal sournois que l’on ne voit pas, que l’on ne sent pas, mais qui vous ronge de l’intérieur rode sur 30 kilomètres (selon les autorités) autour de Fukushima. La zone est entièrement évacuée ou presque. On y parle à mots étranges de choses inconnues, affublées de mots savants ou ridicules comme cadmium, césium, palladium, strontium…
On aligne des chiffres hallucinants dans un langage que personne ne comprend : millisivert, rad, rem…
Quatre préfectures touchées : Futaba, Miyako… la partie du Japon la plus riche qui assurait un quart de la production agricole et de la pêche.
Les ingénieurs de TEPCO et leurs fournisseurs français savent-ils de quoi ils parlent ou ce qu’il faut faire ?
11 500 tonnes d’eau radioactive sont rejetées dans le Pacifique, des milliers de tonnes rejetés en l’air, l’eau, les rivières et la nourriture contaminées.
Chez les liquidateurs engagés pour ce travail dangereux, on s’affaire à colmater les fuites d’eau avec de la résine, ça ne marche pas, avec du papier déchiqueté, ça ne marche pas…
On parle de bâche, même de sarcophage, nous voici retournés dans l’Antiquité.
La plus haute des technologies, présentée comme la plus sûre au monde, réduite à utiliser des bouts de ficelle.
Malgré cela la population japonaise des villages alentour tente de survivre, dosimètre pendu au cou.
Pour les autorités, il faut s’en méfier : potentiellement radioactifs, ils doivent se munir d’un certificat préfectoral indiquant qu’ils sont sains de toute radioactivité, sinon ils sont rejetés même des hôpitaux.
Ainsi voit-on resurgir sournoisement la noirceur de l’âme humaine.
Malgré cela les Japonais résistent : ils se lavent au savon plusieurs fois par jour, ils nettoient leur maison, ils ramassent le sable des allées, des cours de récréation, ils entassent les feuilles des arbres dans des sacs plastiques verts, ou bleus, ou rouges, étonnant kaléidoscope qui indique le degré de toxicité de la radioactivité.
Mais qu’en faire ? Les entasser, les brûler, c’est encore pire.
Ces gens sont condamnés à vivre désormais une demi-vie : ne plus sortir pour les enfants, ne plus récolter, ne plus pêcher, laisser mourir les bœufs de Kobé que l’on chérissait, avoir peur de la pluie qui tombe sur les visages, de l’air qu’on respire, de la senteur des cerisiers en fleur.
Vivre une demi-vie pour que d’autres puissent garder leur confort, leurs néons allumés la nuit.
Une demi-vie comme celle du césium 135. C’est le temps qu’il faut pour sa dégradation : au bout de trois millions d’années, il aura perdu la moitié de sa nocivité.
Pour le reste du monde, cela paraît normal, le silence se fait, une chape de plomb à la française mise en place par d’excellents communicants, des journalistes peu curieux et surtout bien muets pour le coup. Silence, on irradie !
Le Japon, c’est bien loin, en 1945 c’était pour le punir, aujourd’hui de quel droit l’abandonne-t-on ?
Les responsabilités et les incapacités ont conduit au désastre. Personne n’en parle sauf quelques auteurs de livres ou de documentaires, écolos qualifiés d’illuminés.
Mais au fait, combien avons-nous de centrales nucléaires en France ?
Une soixantaine ? Ah, quand même…